La technologie aidant, les « cold cases » vont certainement tendre à se raréfier. Lors du double attentat à la bombe du marathon de Boston, en 2013, une avalanche d’images d’origines très diverses (vidéosurveillance, commerces, chaînes de télévision, particuliers…) est arrivée sur le bureau des enquêteurs, posant paradoxalement un problème pour eux puisque le temps est l’ennemi dans ce genre d’affaire. « Or la machine a rapidement identifié deux personnes qui couraient à contresens de la foule : un événement anormal qui a aussitôt déclenché une alerte, et permis d’enclencher la traque des suspects », commente un dirigeant d’un groupe présent dans les équipements de sécurité. Le cas typique où le logiciel ne remplace pas l’homme, mais lui donne néanmoins un sacré coup de main.

Les Etats ou les municipalités conservent leurs fonctions régaliennes en matière de sécurité. Cependant, leurs forces de police s’appuient de plus en plus sur ces batteries de logiciels et d’algorithmes fournis par une flopée de prestataires privés, permettant aux enquêteurs d’obtenir des indices exploitables en quelques heures au lieu de quelques jours. Le film « Minority Report », de Steven Spielberg (2002), décrivait une ville de Washington ayant réussi à éradiquer la criminalité grâce à des « precogs », ces êtres en état de stase pouvant prédire l’heure d’un crime, le nom d’un agresseur et celui de sa victime. On n’en est bien sûr pas là, mais le « predictive policing », concept parti des Etats-Unis et qui se renforce en Europe, n’est plus de la pure science-fiction.

De Los Angeles à New York en passant par Atlanta, Memphis ou Seattle, de plus en plus de métropoles américaines utilisent depuis 2010 ces outils pour pouvoir plus efficacement positionner leurs forces de police (ou leurs drones) sur le terrain, et prévenir ainsi une partie des crimes ou délits divers. En général, les délinquants opèrent souvent dans leur « zone de confort », et ont des endroits et des heures de prédilection. A chaque prise de service, les officiers pointent donc sur le plan de la ville des carrés mauves de 150 mètres de côté, des « hot spots » qui sont définis par une lourde base de données à partir de l’historique des incidents sur plusieurs années. Ils enverront leurs hommes patrouiller en priorité dans ces « points chauds », aiguillés par de secrètes formules mathématiques plutôt que par des indics à l’ancienne, façon « Huggy les bons tuyaux ».

« Les officiers de police qui travaillent régulièrement dans un endroit connaissent généralement déjà les 5 ou 6 “hot spots” classiques du lieu. Mais l’ordinateur, lui, peut prédire les 20 endroits principaux où un délit peut se produire dans leur zone, et il ne fait pas ça de façon générale, mais en isolant les types de délits spécifiques et les horaires probables dans la journée », explique Larry Samuels, le PDG de PredPol, le leader américain de l’« ordi les bons tuyaux ». Selon les catégories de délits, la baisse de la criminalité se situe généralement entre 10 et 30 %. Ce qui se traduit par autant de rapports en moins à rédiger en fin de service pour les policiers, de temps en moins à témoigner au tribunal, donc plus de présence effective sur le terrain.

Réticences françaises

Le service n’est évidemment pas gratuit (plus la population à surveiller est étendue, plus le loyer facturé par PredPol en plus de l’installation du software est élevé), mais plusieurs de ces systèmes ont été financés par des prêts du NIJ, la branche de recherche du département de la Justice américain. D’autres opérateurs se sont donc mis sur les rangs : Motorola Solutions (l’ex-géant Motorola, délesté depuis cinq ans de ses téléphones portables grand public) a racheté l’an dernier la firme spécialisée Public Engines, basée dans l’Utah, qui se targue d’avoir plus de 2.000 clients en portefeuille. On trouve encore IBM, avec sa plate-forme d’analyse prédictive SPSS Modeler, Hitachi, Spillmann Analytics ou quelques start-up spécialisées. Et l’Europe commence à prendre le pli. En Grande-Bretagne, la police des deux comtés de Medway, dans le Kent, et du Hampshire a récemment acquis ces solutions d’adaptation de « l’offre » policière à la demande. Zurich utilise depuis l’été 2013 le logiciel Precobs d’origine allemande pour prévenir les cambriolages, procédé également testé à Munich ou à Nuremberg.

La France, elle, semble plus hésitante à s’engager dans cette voie. Dans leurs nouveaux locaux de Cergy-Pontoise, les experts de la Gendarmerie nationale (Service central du renseignement criminel, SCRC) utilisent un outil qui mouline aussi bien des faits passés que diverses données Insee, élaborant des cartes colorées de la France des cambriolages, des agressions, ou encore des escroqueries bancaires. Sans que l’on sache très bien quel est le degré d’utilisation de ces analyses spatiales dans la vie réelle. En outre, le dossier Anticrime, un appel à projets sur un algorithme plus perfectionné, commandité par le même client à l’ex-Morpho, filiale du groupe Safran, et au laboratoire Teralab de l’Institut des Mines-Télécom, a été abandonné au cours des derniers mois, selon des sources concordantes.

Il faut dire que le travail en mode « Madame Irma » n’a pas que des chauds partisans chez les experts. « La police prédictive, c’est une pure escroquerie. Il ne faut pas sombrer dans le fétichisme technologique, aucun élément n’a jamais prédit quoi que ce soit », estime Alain Bauer, professeur de criminologie au CNAM, qui préfère parler de méthode « probabiliste », sur des bases inventées à New York voilà trente ans.

En outre, si les logiciels du type PredPol « fonctionnent bien pour les atteintes à la propriété, les vols ou les cambriolages, cela marche moins bien pour les autres crimes, comme les homicides ou les violences domestiques, car ces faits sont moins rationnels, plus passionnels et ils ne sont pas assez fréquents pour pouvoir fournir des données en nombre suffisant », estime-t-on à l’Institut pour la justice, un think tank conservateur qui déplore néanmoins les réticences françaises sur le sujet.

Au-delà de la pure prévision à base de statistiques, la surveillance de la voie publique a également fait l’objet de récents progrès techniques en matière de repérage d’événements atypiques, au point de frôler à présent la science-fiction. « Le cas de Mexico est probablement unique au monde », estime Marc Darmon, directeur général adjoint du groupe français Thales, qui a installé en tant que maître d’oeuvre un véritable arsenal dans la troisième plus grande mégapole du monde, capitale du crime : « 20.000 caméras, des détecteurs de coups de feu, des lecteurs de plaques d’immatriculation, des détecteurs sismiques, tout ça interconnecté via quatre centres de commandement reliés à un PC central… Il existe une vidéo intelligente, qui peut suivre une personne d’une caméra à l’autre et voir où sont les forces d’intervention, ou bien privilégier telle caméra en fonction du lieu d’où arrive un appel d’urgence. »

Grâce à l’intelligence artificielle, le système sort du lot les événements anormaux, et fait la différence entre une simple poubelle et une valise suspecte abandonnée. « Résultat, la criminalité a reculé de 49 % en cinq ans, le temps d’intervention est passé de douze minutes à trois minutes en moyenne, et on retrouve 50 % des voitures volées dans les vingt-quatre heures. » Un cas à part par rapport à la France ou ses voisins ? « En Europe, on est loin de cela en termes d’intelligence, d’envergure, et du système que l’on met derrière les caméras », déplore Marc Darmon.

« Critères de suspicion »

L’« intelligence », au sens anglais du mot, est bien le nerf de la guerre en matière d’exploitation vidéo, selon les professionnels, et deux éléments ont fait de gros progrès récemment : la qualité des caméras en termes de pixels et le « machine learning », le système d’autoapprentissage à grande échelle. « La difficulté est de traiter la masse d’informations qui arrivent, soit en temps réel, soit en post-événement : les services de police ou les agences de renseignements reçoivent des térabits de données, explique Samuel Fringant, directeur de la division sécurité de Safran Identity & Security (l’ex-Morpho), spécialiste de l’identification criminelle, fournisseur du FBI et de près des deux tiers des polices du monde. Grâce à son dernier logiciel Morpho Video Investigator, qui trie en accéléré des données après un événement précis, par exemple un attentat, « les enquêteurs gagnent du temps en facteur 10 et peuvent procéder de manière automatisée à l’extraction à partir des flux vidéo des visages, des silhouettes, des mouvements particuliers ou bien des plaques d’immatriculation ».

Son concurrent américain Motorola Solutions imagine des tas d’outils pour épauler le travail des policiers sur le terrain lors de missions délicates, mais n’a pas l’intention de les renvoyer à la maison. Lors du récent Salon mondial sur les « communications critiques », qui s’est tenu début juin à Amsterdam, Eduardo Conrado, vice-président exécutif chargé de la stratégie et de l’innovation, a présenté la panoplie complète de « l’officier de police connecté », une sorte de Robocop qui serait équipé de pied en cap d’ici à 2020 : lunettes à réalité augmentée (pour que le QG central puisse voir une intervention en direct, par exemple identifier en temps réel la plaque d’une voiture volée,et décider si besoin d’envoyer des renforts), capteurs pour que l’officier prévienne automatiquement ses supérieurs dès qu’il dégaine son arme, caméra à 360 degrés intégrée à son gilet pare-balles, gestion sans fil de la charge électrique… Le tout étant dicté par le principe « eyes up, hands free », pour garder à l’oeil le suspect et la main sur la gâchette, sans être perturbé au même moment par des technologies de communication intrusives. Autres lieux ultrasensibles, à part la voie publique : les aéroports. Pour certaines de ces plates-formes comme Dubaï, Islamabad ou Doha, Thales a développé des systèmes complets pour prévenir le passage à l’acte : systèmes de reconnaissance des visages dans l’aérogare, alertes sur les personnes remontant à contresens les passerelles d’embarquement… tout a été passé au crible. « Grâce à l’intelligence artificielle, sur le PNR [le nouveau registre de données des passagers aériens, NDLR] , on fait des démonstrations où la machine arrive à trouver des critères de suspicion supplémentaires par rapport à ce que l’on a prévu : par exemple le voyageur qui passe 5 fois dans le mois au même poste d’inspection-filtrage en allant systématiquement plus vite que les autres passagers, c’est typiquement une suspicion de complicité que l’oeil humain n’aurait pas pensé à rechercher », illustre Marc Darmon. Trouver une aiguille dans une botte de foin, cela devient donc possible avec l’algorithme ad hoc.

Denis Fainsilber, Les Echos

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