Il est un peu plus de midi ce samedi 19 mars. Thomas Buberl joue avec ses enfants dans son jardin, à Zurich, quand le téléphone sonne. Au bout du fil, Henri de Castries, le PDG d’AXA, lui annonce la nouvelle qui va sidérer le monde de la finance le lundi matin : « C’est toi ! » Quelques instants plus tôt, le conseil d’administration du géant français de l’assurance vient en effet de désigner cet Allemand de quarante-trois ans comme directeur général à compter du 1er septembre prochain. « Je ne savais pas que la décision allait être prise à ce moment-là », raconte l’heureux élu. « Avec ma femme, nous n’avions jamais cru que ce serait possible, parce que je suis jeune et que je ne suis pas français », affirme-t-il, en VF (une langue vraiment apprise lors d’un semestre d’études à Paris Dauphine et qu’il continue de perfectionner). Quelques semaines après, reste le souvenir d’un week-end « un peu surréel » : une valise à boucler, le premier avion à prendre pour Paris le dimanche matin et une journée de travail avant d’affronter, le lendemain, la presse et les questions, forcément nombreuses.
Voir ce quadra, patron d’AXA Allemagne depuis 2012, propulsé à la tête d’une des plus grandes institutions financières de la planète (99 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2015, 103 millions de clients dans 64 pays) a bien été une énorme surprise, à l’extérieur comme en interne… Jamais une banque ou une grande compagnie d’assurances française n’avait confié ses destinées à un étranger. De surcroît à un dirigeant totalement inconnu dans l’Hexagone. Car Thomas Buberl a beau avoir grimpé quatre à quatre les marches chez AXA jusqu’à entrer au comité de direction en mars 2015, il n’a jamais attiré la lumière ni été particulièrement mis en avant.
Tradition de discrétion
Jusqu’à la dernière minute d’un processus de sélection qui aura duré deux ans et demi, son nom n’était même jamais sorti du chapeau. Fidèle à la grande tradition de discrétion de l’assureur, rien n’a filtré hors du conseil d’administration. Les paris se portaient sur Nicolas Moreau, qui avait le profil de l’emploi : polytechnicien, vingt-cinq ans de maison au compteur, patron d’AXA France, le vaisseau amiral de l’entreprise. Pas sur Thomas Buberl, revenu dans le groupe il y a quatre ans seulement. Il figurait cependant lui aussi sur la « short list » de candidats dès le départ. « Dans la génération de jeunes chez AXA, son nom venait de façon évidente », souligne Henri de Castries. L’emblématique PDG – qui répète souvent que le devoir d’un dirigeant est de penser à sa succession dès sa nomination – l’avait même dans son radar depuis le rachat de l’assureur suisse Winterthur en 2006. Dès sa première visite sur place, on lui avait dit le plus grand bien du jeune Buberl, alors patron de la distribution en Suisse.
D’un abord simple et direct, l’homme ne laisse pas indifférent. Y compris les syndicalistes allemands alors qu’AXA était allé le chercher chez Zurich Financial Services pour relancer sa filiale germanique avec un plan de réduction des effectifs sévère à mettre en oeuvre. « Lors de son arrivée, j’étais sceptique sur les chances de réussite de ce jeune manager. Mais, très vite, je me suis aperçu que c’es t un homme fiable à 100 %, qui tient parole et sait tirer le meilleur des collaborateurs. Et il a toujours eu une oreille attentive pour les représentants du personnel », insiste ainsi Herbert Mayer, responsable du comité d’établissement et vice-président du conseil de surveillance d’AXA Allemagne. Ses résultats ont plaidé pour lui. « Quand on lui a confié la direction au niveau international de la ligne de métier assurance santé en 2015, il a tout de suite montré qu’il suscitait l’adhésion des équipes, était doté d’un leadership naturel et d’une vision personnelle », décrit Norbert Dentressangle, le fondateur du groupe de transport éponyme et vice-président du conseil d’administration d’AXA.
Physique affûté par 5 kilomètres de footing quotidien, Thomas Buberl n’a « rien d’un triste ascète », selon Etienne Bouas-Laurent, directeur financier d’AXA Allemagne, qui le dépeint comme « un personnage charismatique ». « Il a une vraie empathie avec les gens », estime Henri de Castries. Cela dit, il n’hésite pas non plus à trancher dans le vif. Chez AXA Allemagne, un certain nombre de managers ont ainsi dû plier bagage. « Il ne cherche pas dès le début à s’imm iscer dans les affaires des autres, il pose plutôt les questions sensibles. Si les réponses données ne le satisfont pas plusieurs fois de suite, il n’a alors pas de scrupule à remplacer un responsable par un autre », analyse Herbert Mayer.
Au final, l’intéressé l’a emporté haut la main, avec un vote à l’unanimité des administrateurs. « Nous avons essayé le plus longtemps possible de pousser les candidats dans leur retranchement. Les choses se sont décantées petit à petit, naturellement », explique Henri de Castries. Thomas Buberl, lui, n’avait rien laissé au hasard. Il s’est posé beaucoup de questions ( « Suis-je prêt à m’investir dans cette aventure ? » « Aurais-je encore assez temps pour ma famille ? Pour moi ? ») avant de se jeter tout entier dans la compétition. Il dit avoir utilisé « ce processus comme un moyen de se développer » et s’est ainsi nourri des retours qui lui étaient faits après chacune de ses entrevues avec les membres du conseil. Ce cheminement l’aurait fait gagner en épaisseur, selon ceux qui l’ont évalué tout au long de cette course de fond et vu afficher une envie impressionnante. « Dans la phase finale, nous avons demandé aux candidats d’écrire ce qu’il voulait faire du groupe. Il nous a rendu un document très charpenté, très fouillé, avec beaucoup d’éléments très personnels », indique Henri de Castries. « Il a de vraies valeurs, une boussole qui lui fait distinguer ce qui est bien et ce qui ne l’est pas », juge-t-il.
Et aussi une capacité évidente à se projeter à long terme. « C’est un choix de vie qui engage potentiellement pour dix ou quinze ans », affirme Thomas Buberl, au moment de prendre la suite d’Henri de Castries (seize ans aux manettes). « Il a du potentiel et du temps devant lui », fait valoir Norbert Dentressangle. Ce qui a doublement joué en sa faveur. Le Rhénan ne serait pas non plus du genre à se faire prendre au dépourvu. « Il s’acclimate très vite à toute nouvelle situation et ne laisse jamais penser qu’il ne va pas parvenir à ses fins », relève Heiner Leisten, associé au Boston Consulting Group à Cologne, qui l’a vu commencer comme consultant au début des années 2000. Autre qualité citée, une grande ouverture d’esprit. « Il est très curieux et à l’écoute des autres, quelle que soit leur spécialité. C’est arrivé qu’il me dise après une conférence de presse : “Tiens, ce journaliste m’a fait découvrir quelque chose de nouveau” », observe Etienne Bouas-Laurent.
Nouveau style
Avec Thomas Buberl, c’est un nouveau style qui s’annonce chez AXA. A-t-on ainsi déjà vu un patron du CAC 40 prendre sa chaussure, vous la montrer sous toutes ses coutures pour vous expliquer que le plus important, c’est la semelle ? Et s’il fait aussi bien l’article, c’est qu’il dessine lui-même les chaussures qu’il porte ! Quand il est arrivé chez Winterthur en 2005, il n’en trouvait pas à son goût dans les magasins de la petite ville suisse du même nom. Ne pouvant se satisfaire de la situation et ayant une passion pour la chaussure, il décide de « designer » et de faire confectionner ses propres modèles. Jusqu’à l’année dernière, il en sortait deux par an (vendus sur Internet !). Dans la même veine, Thomas Buberl évoque aussi sa passion pour l’orgue, un instrument qu’il a longtemps pratiqué, vous montre sans hésiter la photo de son fils de sept ans et de sa fille de onze ans sur son téléphone portable, ou vous parle de sa logistique familiale (sur l’aide précieuse de ses parents pour s’occuper de ses enfants).
Sa promotion express en dit surtout long sur l’évolution d’AXA. Le groupe d’assurances s’était déjà affranchi depuis longtemps de la figure tutélaire de Claude Bébéar, parti d’une mutuelle normande pour mettre la main sur l’UAP, et en son temps présenté comme le parrain du capitalisme français. Thomas Buberl peut maintenant permettre de tourner la page des années Castries – archétype de l’excellence à la française (HEC, ENA, Inspection des finances) et l’un des rares dirigeants toujours prompts à s’exprimer sur l’état du pays et la marche du monde. En faisant ce choix, AXA envoie en effet le message qu’il est désormais avant tout un groupe global basé à Paris. Et que la nationalité de son dirigeant importe moins. Thomas Buberl n’a pas de réseau dans les hautes sphères françaises ? L’assureur a bordé la situation avec la nomination de Denis Duverne, l’actuel numéro deux du groupe, comme président du conseil d’administration. Celui-ci endossera le costume de « conseiller » de Thomas Buberl . Une manière d’assurer la transition en douceur.
L’ère Buberl débutera véritablement le 21 juin avec la présentation d’un nouveau plan stratégique. Le nouveau dirigeant est notamment là pour accélérer la transformation digitale de l’assureur français, le mettre à l’abri d’une possible ubérisation du secteur et saisir toutes les opportunités offertes par le numérique et le Big Data. Un terrain sur lequel Thomas Buberl a déjà pris de l’avance avec l’ouverture à Cologne d’un laboratoire baptisé « Transactional Model » dédié à l’innovation en matière d’assurance et de services connexes.
C’est « un assureur dans ses tripes » (dixit Henri de Castries, lors de l’assemblée générale du 27 avril) qui va devoir mener à bien cette mutation. Bardé de diplômes (décrochés en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Suisse), le docteur en économie Thomas Buberl a certes d’abord été consultant. Mais « quand nous avons travaillé ensemble lors d’une mission chez Winterthur, il était déjà certain qu’il prendrait plus tard des responsabilités dans une compagnie d’assurances. Il a très vite su que ce n’est pas un métier trivial. Il s’est mis à tout apprendre, depuis la signature du contrat, la gestion des sinistres, l’animation d’un réseau commercial… Ce qui fait qu’il a lancé des projets qui ont challengé les clients », se souvient Pia Tischhauser, responsable mondiale des activités assurance au BCG. Et qui lui ont permis de sortir du lot. Cet homme pressé n’avait que trente-deux ans quand Winterthur Suisse l’a débauché comme directeur des opérations . Et trente-cinq ans quand on lui a confié pour la première fois les rênes d’une compagnie d’assurances, chez Zurich Financial Services. Dans les jours à venir, le futur patron dévoilera son nouveau comité de direction. Une première indication sur la partition que cet organiste entend jouer au siège du groupe, avenue Matignon.
Jean-Philippe Lacour et Laurent Thévenin, Les Echos

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