Drôle et iconoclaste, Warren Buffett ferait presque oublier qu’il est l’un des plus vieux PDG d’Amérique. A quatre-vingt-quatre ans, l’homme a pourtant déjà passé un demi-siècle à la tête de Berkshire Hathaway. Un règne qui surprend autant par sa durée que par ses succès. La performance du conglomérat sur ces cinquante ans est bien supérieure à celle des grandes valeurs boursières américaines : 100 dollars placés chez Berkshire l’année de sa création en vaudraient 1,8 million aujourd’hui, contre seulement 11.000 pour le S&P 500.

L’homme qui se targue de privilégier les marques fortes (Coca-Cola, Procter & Gamble, IBM, American Express, Exxon, etc.) et de fuir tous les investissements qu’il ne comprend pas, a encore réalisé une belle année 2014 : Berkshire Hathaway a vu sa valorisation bondir de 27 %, soit une progression deux fois supérieure à celle du S&P500. Il a dégagé un bénéfice record de 12,4 milliards de dollars sur l’année (hors activités assurances).

Quand Warren Buffett a acheté Berkshire Hathaway en 1965, il s’agissait pourtant d’une toute petite entreprise textile de la Nouvelle-Angleterre. Il l’a saisie comme on ramasse « un vieux mégot dont on ne peut tirer qu’une bouffée. Le mégot a beau être sale et mouillé, la bouffée est gratuite », raconte-t-il dans sa lettre annuelle publiée samedi. Un courrier d’une quarantaine de pages destiné à ses actionnaires, mais que s’arrachent les investisseurs du monde entier, tant il recèle de bons mots et de conseils iconoclastes.

L’investisseur, qui affiche la plus grosse fortune d’Amérique derrière Bill Gates (67 milliards de dollars), n’a pas réduit son appétit pour les acquisitions à plusieurs milliards de dollars. Après les ketchups Heinz en 2013 (28 milliards de dollars), il s’est offert les piles Duracell l’an dernier, pour la somme de 4,7 milliards de dollars. Il reconnaît aussi des erreurs, et notamment la lenteur avec laquelle il a vendu sa participation dans la chaîne commerciale Tesco. « Dans le monde des affaires, les mauvaises nouvelles arrivent souvent en série. Tu vois un cafard dans ta cuisine et le lendemain, tu fais la connaissance de la famille tout entière. J’ai fait une erreur magistrale en lambinant avec Tesco », écrit-il dans sa lettre. Il y a perdu un demi-milliard de dollars.

Mais cela ne suffit pas à entamer son optimisme, notamment à l’égard de son pays, auquel il voue un patriotisme sans borne. « Il y a toujours d’éternels geignards pour se lamenter des problèmes de l’Amérique. Mais je n’en connais aucun qui a émigré (même s’il y en a plusieurs à qui j’achèterais volontiers un billet d’avion) », écrit-il. « Le dynamisme de notre économie continuera de faire des miracles. Les bénéfices n’arriveront pas de manière continue, et cela n’a d’ailleurs jamais été le cas. Mais, assurément, les meilleurs jours de l’Amérique sont devant elle », affirme-t-il. Ses seules critiques sont destinées aux banquiers d’affaires, toujours prêts à soutenir des « manoeuvres douteuses », surtout quand elles leur rapportent des « commissions faramineuses ».

L’octogénaire, qui reste toujours aussi muet sur sa succession (lire ci-dessous), reconnaît que le futur sera certainement moins spectaculaire pour son conglomérat, sa taille ne permettant évidemment plus la même croissance. « Les gains de Berkshire Hathaway n’auront rien à voir avec ceux des cinquante dernières années », écrit-il. « Je pense que Berkshire continuera de surpasser la moyenne des entreprises américaines, mais cet avantage, s’il existe, sera moins impressionnant qu’aujourd’hui. » Les actionnaires, eux, devront patienter encore « dix ou vingt ans » avant d’espérer recevoir un dividende. En cinquante ans de règne, Warren Buffett n’en a jamais accordé aucun… 

Lucie Robequain, Les Echos
Bureau de New York