Lait contaminé : comment Lactalis en est arrivé là
MARIE-JOSÉE COUGARD

COMMENT UNE BACTÉRIE DÉCOUVERTE EN 2005 A PU RENDRE DES BÉBÉS MALADES EN 2017 ? C’EST LA QUESTION AU COEUR DE L’AFFAIRE LACTALIS. ECLAIRAGE SUR TOUS CES DYSFONCTIONNEMENTS QUI ONT CONDUIT À LA CRISE.
Comment du lait pour bébés, le produit alimentaire dont on attend le plus qu’il soit irréprochable, a-t-il pu être contaminé par des salmonelles ? Comment un géant tel que Lactalis, doté du savoir-faire laitier qui lui a valu son rang de premier fromager mondial et un chiffre d’affaires de 18 milliards d’euros, a-t-il pu se retrouver au coeur d’un tel scandale ? Où le dérapage s’est-il produit ? La contamination était-elle imparable ? Depuis combien de temps le problème existait-il ? Qu’est-ce qui a été fait pour le résoudre ? Les questions tournent en boucle sur les réseaux sociaux. Les parents s’indignent, réclament des explications et des sanctions. I

ls sont plusieurs à avoir porté plainte
pour « mise en dangerde la vie d’autrui ».
L’affaire relève du pénal
. Le parquet de Paris a ouvert
une enquête préliminaire
.
Officiellement, tout a démarré avec les

révélations de l’agence Santé publique France
le 1er décembre dernier. Vingt-cinq nourrissons étaient atteints de
salmonellose
. Un nombre jugé élevé par les services de l’Etat, qui ont déclenché une enquête pour comprendre ce que cachait ce brusque épisode bactériologique. Il est rapidement apparu que tous les bébés malades avaient en commun de boire du lait Lactalis, fabriqué à Craon (Mayenne) dans l’unique usine de lait infantile du groupe. A ce jour, le chiffre officiel est monté à 38 bébés mais l’Association des familles victimes du lait contaminé aux salmonelles (AFVLCS) clame qu’ils sont beaucoup plus nombreux.
Une vieille usine
Pour le géant laitier, le problème des salmonelles avait commencé avant qu’il ne soit mis sur la place publique. Bien avant. En août, a initialement déclaré Michel Nalet, le porte-parole du groupe. Une date qu’il a répétée à plusieurs reprises avant que, un mois plus tard, Emmanuel Besnier, le PDG du groupe, ne dise

dans un entretien publié par « Les Echos »
que les salmonelles étaient présentes dans l’usine de Craon depuis son rachat en 2006 et qu’il n’excluait pas que « des bébés aient consommé du lait contaminé entre 2006 et 2017 ». « Ce sont les mêmes bactéries, a-t-il alors précisé, que celles qui ont provoqué diarrhées, vomissements et fièvre chez 141 bébés en 2005 », bébés ayant tous en commun d’avoir bu du lait fabriqué dans l’usine de Craon. A cette date, elle n’appartenait pas à Lactalis mais à Celia. « Nous avons libéré ces salmonelles Agona en réalisant des travaux sur les sols et les cloisons de la tour de séchage numéro 1 en début d’année », a expliqué Emmanuel Besnier.
Quand Emmanuel Besnier achète l’usine de Craon, cette dernière n’est pas au mieux de sa forme. Elle l’intéresse pour la marque de fromage Chaussée aux Moines. Le lait infantile ne fait pas du tout partie des activités de Lactalis à cette date. Mais c’est l’un des principaux métiers de Celia. Emmanuel Besnier a envie de mesurer ses talents sur ce nouveau marché. Le lait pour bébés pourra constituer un débouché pour le sérum déminéralisé qu’il extrait du lait. Et c’est un

marché promis à d’énormes développements dans les pays tiers
. Il y appliquera les méthodes qui ont fait de son groupe une pépite mondiale, productivité et rentabilité. Douze ans plus tard, Celia, très peu exportateur au départ, vend désormais dans plus de 80 pays. Les résultats sont là mais les failles aussi. C’est une vieille usine…
Pleine de coins et de recoins, de vieux carrelages et de joints entre les carreaux du carrelage. « Autant de cachettes pour les salmonelles », selon un spécialiste de l’industrie laitière. « Quand les bactéries s’installent dans les joints du carrelage, autant dire qu’elles sont indélogeables. Il faudrait y aller au marteau-piqueur et tout détruire pour avoir une chance de s’en débarrasser », explique un cadre du secteur. En fait, « il faut tout passer à la brosse ». Du sol au plafond et recommencer. « Les salmonelles sont pires que les escherichia coli parce qu’elles nichent partout et se diffusent. La poudre de lait vole… de la tour de séchage vers d’autres secteurs de l’usine. Ce sont des particules très fines impossibles à bloquer même s’il y a des filtres partout », explique encore ce cadre. Pis. « Les salmonelles peuvent survivre très longtemps. Elles ont la faculté de se mettre en dormance des années durant. Si on recouvre de résine un béton poreux dans lequel elles ont niché, on n’a plus de problème. Jusqu’au jour où la résine craque, alors les salmonelles vont resurgir. C’est sans doute l’histoire de Craon, dit un directeur qualité de l’industrie laitière qui a également souhaité conserver l’anonymat. Quand on trouve régulièrement des salmonelles dans l’environnement et qu’on ne parvient pas à s’en débarrasser, on finit par s’y habituer. On fait le nécessaire pour éviter toute contamination des produits. » C’est un cercle infernal car pour nettoyer les installations, « il faut les ouvrir et plus elles sont exposées à l’air, plus le risque de salmonelles est élevé. On ne peut pas utiliser de l’eau et de la javel. Dans une usine de produit sec comme le lait infantile, on ne veut surtout pas d’eau parce qu’elle est un vecteur de propagation. L’ennemi de la poudre est la fuite d’eau qui donne à boire et à manger à la bactérie », dit encore ce spécialiste de la qualité dans l’industrie laitière.

Equation économique
A vrai dire, il faudrait chaque fois que les salmonelles détectées dans l’environnement résistent aux opérations quotidiennes de nettoyage, stopper l’usine pendant une semaine. Une exigence qui se heurte à l’équation économique qu’aucune entreprise laitière ne peut envisager, surtout si le problème est récurrent. Lactalis n’a-t-il pas eu tort de racheter l’usine de Craon, dont les problèmes sanitaires n’avaient pas été complètement élucidés ? Les enquêtes menées en 2005 par l’Institut de veille sanitaire (InVS) sur les origines de la contamination n’avaient pas permis d’en établir clairement l’origine. Après avoir « isolé des salmonelles en différents points de l’environnement des chaînes de fabrication » et dans des boîtes de lait alors que « tous les autocontrôles de routine menés par Celia étaient négatifs », l’InVS en est resté à la formulation « d’hypothèses ». L’Institut pointait également « la persistance et la résistance des salmonelles dans l’environnement » après « nettoyage et désinfection ». Malgré tout, les services de l’Etat ont autorisé le rédémarrage de cette usine après avoir demandé un plan de gestion des risques à l’entreprise.

Lactalis, dont ce n’était alors pas le métier de fabriquer du lait infantile, a-t-il manqué de rigueur en appliquant les mêmes règles de sécurité à cette production qu’aux autres spécialités laitières ? Pour Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, cela ne fait aucun doute : « Les mesures prises par l’entreprise n’étaient pas de nature à maîtriser le risque de contamination de produits destinés à l’alimentation d’enfants en bas âge. » La commission économique du Sénat, lors de l’audition de Lactalis le 24 janvier, ne sera pas tendre non plus : « Quelles mesures avez-vous prises entre 2006 et 2017 pour éviter que ne se représentent les 141 cas de 2005 ? Les salariés de votre usine disent qu’ils font le ménage eux-mêmes et qu’il s’est dégradé », a souligné Fabien Gay, sénateur communiste de Seine-Saint-Denis.

Michel Nalet, le porte-parole du groupe, s’insurgera contre ces soupçons et répondra « ne pas pouvoir laisser planer le doute que Lactalis ait laissé circuler des produits non contrôlés. Inimaginable pour un groupe comme le nôtre ! Lorsque nous avons trouvé des salmonelles dans notre environnement le 23 août et le 2 novembre, nous avons immédiatement fait un nettoyage renforcé et des contrôles approfondis. Les analyses du lait n’ont jamais établi la présence de salmonelles. » Une semaine après l’audition de Michel Nalet au Sénat, Emmanuel Besnier, lui, s’interrogera dans l’interview donnée aux « Echos » sur « la sensibilité des analyses faites sur le lait infantile par le laboratoire privé chargé de les mener. Nous avons beaucoup de mal à comprendre comment 16.000 analyses réalisées en 2017 ont pu ne rien révéler ». Contacté par « Les Echos », Eurofins, le laboratoire en question, n’a pas souhaité commenter.

Reproduction à toute vitesse
Qu’en dit l’Institut Pasteur ? Les salmonelles sont des bactéries très courantes, très connues, faciles à détruire malgré les 2.600 souches recensées. L’espèce qui posait problème, « la typhi, responsable de la typhoïde, a disparu en France », explique le professeur François Xavier Weill, directeur du Centre national de référence (CNR) des salmonelles de l’Institut Pasteur à Paris. Présente dans les déjections, elle se propageait par les mains sales. « On en voit 200 cas par an chez des voyageurs contaminés à l’étranger », ajoute-t-il. « Les autres salmonelles encore répandues en France vivent dans le tube digestif des animaux et peuvent se retrouver dans le lait cru. Ou dans les oeufs crus car la bactérie passe du sang de la poule à l’oeuf. » Dans les deux cas,la cuisson les détruit. Gare à la mayonnaise et à la mousse au chocolat en revanche. Attention aussi aux contaminations croisées. Dela viande hachée posée sur une surface contaminée, des mains sales quand on fait la cuisine. Hors frigo, la salmonelle se reproduit à toute vitesse. « Une salmonelle en donne deux en vingt minutes. Vous imaginez quand elles sont des milliers ? » poursuit le professeur Weill.

La question de l’adéquation des contrôles dans les usines est posée. Le choix a été fait il y a plusieurs années en Europe d’en attribuer la responsabilité aux entreprises. Les Etats ont-ils la volonté de recruter des agents supplémentaires pour s’en charger ? Cela ne semble pas à l’ordre du jour. Bruno Le Maire a répondu à la question en disant que s’il recrutait « 100 agents des fraudes de plus, cela ne ferait encore que 10 personnes de plus par département ». Reste une éventuelle refonte des analyses du lait infantile puisque les méthodes en vigueur ne semblent pas capables de mettre en évidence de très faibles quantités de salmonelles dans la poudre de lait infantile. Il appartiendra aux épidémiologistes de Santé publique France d’en décider. « Il peut y en avoir des traces dans une boîte et rien dans une autre », fait remarquer François-Xavier Weill du CNR de l’Institut Pasteur. Pour les directeurs de qualité qui sont au quotidien dans les usines, « seule l’analyse de 100 % de chaque produit garantirait le zéro salmonelle car, même en cas de crise, les taux de contamination sont ultra-faibles par rapport aux volumes. La chance d’identifier une salmonelle est d’autant plus mince que ces bactéries tendent à s’agréger dans le pot ». Au final, la meilleure solution reste la prévention. Cela suppose notamment des usines modernes, où les surfaces sont lisses et le béton étanche. Pas à Craon en l’occurrence…
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