DELPHINE IWEINS

EFFET DE L’INDUSTRIALISATION DE MASSE, LES RETRAITS ET RAPPELS DE PRODUITS PEUVENT DEVENIR UN VÉRITABLE CAUCHEMAR POUR LES ENTREPRISES.
Lactalis, Findus, Picard, Audi, Leroy Merlin, Ikea, Samsung, Conforama, Mars : autant d’entreprises qui ont dû rappeler ou retirer leurs produits. Une situation de crise durant laquelle la société fait face aux consommateurs, à ses distributeurs et aux pouvoirs publics. Le risque réputationnel est considérable, mais sans commune mesure avec le risque de voir ses responsabilités civile et pénale engagées. Ainsi, à la suite du scandale du lait contaminé aux salmonelles fabriqué par Lactalis, le pôle de santé publique du parquet de Paris a annoncé, le 22 décembre, l’ouverture d’une enquête pour « blessures involontaires », « mise en danger de la vie d’autrui », « tromperie aggravée » et « inexécution d’une procédure de retrait ou de rappel ». Le parquet soupçonne l’industriel de n’avoir pris aucune mesure pour remédier à la découverte des salmonelles dans le cadre d’un autocontrôle de ses produits (voir infographie et article page 2). Des perquisitions ont eu lieu, le 17 janvier, au siège social et dans quatre usines dont celle de Craon d’où sont partis les produits incriminés. L’entreprise pourrait être poursuivie pour fraude et falsification sur les fondements des articles L441-1 et suivants du Code de la consommation et risque une peine d’emprisonnement de cinq ans et une amende de 600.000 euros.

Face à cette crise à forte charge émotionnelle suite à la mise en danger de la santé de bébés, le président de Lactalis, Emmanuel Besnier, est finalement sorti de son silence dans « Le Journal du dimanche » du 14 janvier. « Nous indemniserons toutes les familles qui ont subi un préjudice » a-t-il tenu à préciser. Une position minimale, s’accordent à dire les experts en contentieux de produits défectueux. Le producteur est tenu de réparer le préjudice subi par le consommateur au nom des articles 1245 et suivants du Code civil (voir page 3).

Cartographie des risques
En réalité, les informations judiciaires ouvertes sur demande du parquet après des rappels ou des retraits de produits ou dans le cadre de litiges commerciaux ne sont pas exceptionnelles. L’entreprise prend généralement en compte ce genre de situation dans l’élaboration de sa cartographie des risques. « Il peut être intéressant en amont de prévoir, dans les contrats de distribution, des clauses pour organiser les retraits de produits », ajoute Thomas Fleinert-Jensen, avocat, associé fondateur du cabinet Almain. Ces dispositions peuvent préciser qui supporte le coût, l’obligation d’information du fabricant par le distributeur s’il a connaissance du défaut d’un produit, ou bien encore le fait que le producteur donne les directives nécessaires à la gestion de la crise.

Garantir la conformité de ses produits
Le responsable de la première mise sur le marché d’un produit, qu’il soit le fabricant, le producteur national ou l’importateur, est tenu par l’obligation de contrôler sa conformité. Et aussi de veiller à la sécurité générale d’information, de suivi et de signalement des risques. « Les produits et les services doivent présenter, dans des conditions normales d’utilisation ou dans d’autres conditions raisonnablement prévisibles par le professionnel, la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre et ne pas porter atteinte à la santé des personnes », indique l’article L421-3 du Code de la consommation. Les denrées alimentaires sont, quant à elles, soumises aux obligations issues du règlement européen 178/2002 du 28 janvier 2002 : « Tout exploitant du secteur alimentaire informe immédiatement les autorités compétentes lorsqu’il considère ou a des raisons de penser qu’une denrée alimentaire qu’il a mise sur le marché peut être préjudiciable à la santé ». En amont, la réglementation européenne exige des professionnels du secteur agroalimentaire la mise en oeuvre d’un plan de maîtrise sanitaire incluant l’hygiène et la traçabilité des produits en collaboration avec les pouvoirs publics et les distributeurs. « La procédure d’auto-contrôle implique des pratiques d’audit et des tests de produits à différents niveaux de la chaîne. La traçabilité est le corollaire du retrait et du rappel des produits, le retrait serait impossible sans traçabilité », développe Pierre-Yves Rossignol, avocat associé du cabinet Granrut Avocats.Lorsque des produits de consommation courante présentent des risques pour la santé ou la sécurité des personnes, en raison d’un défaut de conception, de fabrication ou de la défaillance de certaines pièces ou de certains composants, ils peuvent faire l’objet d’un retrait et d’un rappel. Mesure de prévention constituant à retirer des rayons ou des dépôts des produits non encore vendus, le retrait est mis en oeuvre à la suite d’une alerte interne à l’entreprise, d’un contrôle de la direction générale de l’alimentation (DGS), de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), du signalement d’un accident, d’un risque avéré ou d’une alerte lancée au niveau européen. Il vise à empêcher la distribution du produit avant que le consommateur puisse l’acheter. Le rappel est une mesure supplémentaire. Il intervient lorsque des risques pour la santé ou la sécurité du consommateur sont détectés, après la mise sur le marché du produit. Il n’y a donc pas de rappel sans retrait. Mais il peut y avoir un retrait sans rappel. Tous les produits et tous les secteurs d’activité sont concernés. La période suivant les fêtes de fin d’année est aussi souvent ponctuée de retrait de jouets, jugés défaillants ou dangereux. Plus tragique, en juin 2016, le géant suédois Ikéa avait retiré du marché près de 36 millions de commodes de la gamme Malm en Amérique du Nord après le décès de plusieurs enfants. A la suite du scandale des moteurs truqués en septembre 2015, Volkswagen a annoncé le rappel de plus de 8 millions de voitures rien qu’en Europe. Plus proche de nous, Findus et Picard ont dû retirer de la vente des plats cuisinés soupçonnés de contenir de la viande de cheval, en 2013. La tromperie concernait 750 tonnes de viandes écoulées dans 13 pays européens. Les constructeurs automobiles, de leur côté, profitent souvent des révisions pour vérifier la conformité de leurs produits.

La nécessaire coordination des acteurs pour la sécurité du consommateur
Une fois le constat établi de l’existence de produits défectueux, l’entreprise doit prendre toutes les dispositions nécessaires, y compris informer les autorités publiques et surtout le consommateur. « Au-delà de l’obligation légale, les actions pratiques doivent être étroitement coordonnées entre le fabricant, les distributeurs et les autorités publiques pour pouvoir mettre en oeuvre ces procédures », précise Thomas Fleinert- Jensen. L’organisation définit la manière dont elle retire ou rappelle les produits non conformes en s’appuyant sur les mesures d’identification et de traçabilité. « La méthode est laissée au choix de l’entreprise. Le retrait est effectué sous la responsabilité de l’entreprise, mais les services de l’Etat ont l’obligation de s’assurer du bon respect de la procédure à tous les niveaux de la chaîne de production et de distribution », explique Pierre-Yves Rossignol.Dans le cadre d’un rappel de produits, l’entreprise constitue une équipe de gestion d’urgence avec l’ensemble des services et personnes concernés par la crise, le responsable qualité, le responsable logistique, le coordinateur représentant la direction, le responsable de la communication, etc. Ils sont notamment chargés de lancer une procédure de traçabilité assortie d’un registre consignant différentes informations relatives aux ingrédients, à la production et la distribution pour un lot donné ainsi que les adresses et les contacts des clients en heures ouvrées ou non. Des actions préventives et correctives sont aussi mises en oeuvre, ainsi qu’une procédure d’évaluation de retrait. Cette dernière indique la durée entre la première alerte, le premier appel et le premier enlèvement, le pourcentage des clients informés, le nombre de produits ou de lots identifiés et retracés ainsi que le pourcentage des produits retirés en une période donnée.Enfin, l’entreprise est tenue d’organiser un plan d’information dont l’ampleur dépend de la gravité de la situation. Affichettes dans les supermarchés, publications sur les sites spécialisés, relais auprès des médias : tous les moyens sont bons pour informer le consommateur des risques encourus et de la conduite à tenir (voir article page 3). Et si les autorités administratives ne sont pas satisfaites des mesures prises par l’entreprise, elles peuvent en prendre de leur côté afin de protéger la santé publique.

Lactalis : analyse d’une gestion défaillante
VALÉRIE LANDRIEU
LE FONCTIONNEMENT DES SUPPLY CHAIN EST LA PLUPART DU TEMPS BIEN MAÎTRISÉ. ICI, C’EST LA PROCÉDURE DE RAPPEL DES PRODUITS QUI SEMBLE AVOIR ÉTÉ MAL APPLIQUÉE.
Présence d’ochratoxine A supérieure au seuil réglementaire dans du blé précuit, soupçon de particules métalliques dans des pots de pâte à tartiner au spéculoos, lait de suite avec une mauvaise date limite de consommation ou teneur trop élevée en acrylamide dans des biscuits pour bébés… La liste des rappels de produits de l’année 2017 est longue, mais aucun n’aura déclenché le scandale qui vient de toucher Lactalis.

« Rappeler un produit est une action qui est assez bien maîtrisée par les fabricants comme par la grande distribution », juge Zaiella Aissaoui, directeur des risques et assurances de Bouygues Construction. Dans le cas de Lactalis, estime celle qui est aussi présidente de la commission responsabilités de l’Association pour le management des risques et des assurances de l’entreprise, ce n’est pas tant le risque en lui-même qui a été perturbateur et complexe, « c’est un problème d’enchaînements dans la communication et dans la cellule de crise, qui n’a pas eu les effets escomptés à temps ». Le constat de Laurent Giordani, associé fondateur du cabinet spécialisé KYU et coauteur de « La Gestion du risque supply chain dans l’entreprise » (Amrae) corrobore ce point de vue. « Des crises de supply chain, il y en a tous les jours dans les grands groupes ! », souligne-t-il. « S’il y a bien un sujet maîtrisé par les gros acteurs de l’agroalimentaire et de la distribution, ce sont les problématiques de traçabilité de denrées alimentaires », ajoute-t-il. Le cas du groupe laitier démontre surtout combien « une chaîne d’approvisionnement est complexe et donne toute sa mesure à la notion d’entreprise étendue » (voir ci-dessus). Période de contamination sous-estimée ? Lots incriminés mal appréciés ? Instructions de retrait incomplètes et insuffisamment validées en retour ? Le rappel des produits a en tout cas mal fonctionné.

Scénario catastrophe
Pour les experts, le péché originel relève de la sous-estimation de la criticité de la crise, autrement dit d’un indice mariant probabilité de l’accident, gravité de ses conséquences et facteur émotionnel. « Il est évident qu’une entreprise de la taille de Lactalis a établi une cartographie des risques. Le risque ”produit défaillant” est un risque de base commun à toute entreprise industrielle , commente Sophie Mauvieux, administratrice de l’Amrae et risk manager de Gemalto. Le problème ne vient pas de l’identification théorique du risque et de l’existence ou non d’outils pour le gérer, mais de la capacité à appréhender une crise qui nécessite une intervention urgente. »

Sophie Mauvieux invite les entreprises, qui auront au préalable établi un scénario catastrophe et identifié les impacts potentiels sur l’ensemble de leurs parties prenantes, « à mettre en place des relais de communication efficaces avec chacune d’entre elles, tels que des centres d’appels, pour éviter de faire face à une panique informative ». Au-delà de la question d’une vertu initiale, « la différence concurrentielle se joue aussi sur la capacité à anticiper ce genre de crise pour ne pas improviser », analyse Laurent Giordani. D’ailleurs, l’effet d’expérience étant primordial, « les entreprises les plus matures en supply chain ont mis en place des dispositifs permanents de gestion de crise et de continuité d’activité ».

Com de crise : soyez zélés !
ELÉONORE DE MARNHACFLORENT VAIRET
LES ENTREPRISES QUI SURMONTENT LE MIEUX L’ÉPREUVE D’UN RAPPEL DE PRODUITS MASSIF SONT CELLES QUI EN PARLENT LE PLUS.
Nombre d’entreprises essaient de se faire discrètes quand s’annonce la tempête. Erreur ! « Dès le départ, mieux vaut surestimer l’impact de la crise », lance Julien Tahmissian, conseiller en stratégie de communication chez Havas. Pour l’expert, les entreprises dans la tourmente doivent même faire du zèle afin d’envoyer le signe d’une prise de conscience qui crédibilisera les actions mises en oeuvre par la suite.

Quelques grandes marques l’ont compris. Lorsqu’en février 2016, le géant américain de l’agroalimentaire Mars organise un rappel massif de ses barres chocolatées dans 55 pays, il n’y va pas avec le dos de la cuillère. Un seul consommateur a trouvé un bout de plastique dans un produit, mais la multinationale fait revenir toute la production issue de l’usine incriminée, au-delà des lots douteux. Dans le même temps, le groupe ne lésine pas sur la communication : publications sur les réseaux sociaux, lettres au réseau de distribution, déclarations dans la presse…

« Faire preuve d’empathie »
« Dans sa communication de crise, l’entreprise doit impérativement faire preuve d’empathie envers les victimes et échanger régulièrement avec elles, au risque de voir une association, très légitime, se créer », prévient Ludovic François, professeur en gestion de crise à HEC. Il déconseille également de communiquer sur l’indemnisation des victimes. La déclaration du PDG de Lactalis a, par exemple, été mal perçue par ces dernières. « L’indemnisation n’était pas la réponse que nous attendions : on essaie d’acheter notre silence ! », a ainsi déclaré le président de l’association des familles des victimes de Lactalis.

Si certains cas très médiatiques nécessitent une communication de crise, la plupart des rappels de produits se font sans encombre. « Ils sont quasi quotidiens chez nous », rappelle Thierry Desouches, porte-parole de Système U. La communication se borne alors à des affichettes en magasin ou des bannières sur le site Internet du distributeur afin d’informer le consommateur. Et Ludovic François de remarquer qu’« au départ, l’affaire Lactalis était une non-crise ».

Savoir reprendre la main
Une fois l’incendie circonscrit, il importe de recréer le lien avec les consommateurs et de se montrer proactif. Communiquer sur les leçons tirées des erreurs est alors nécessaire. En septembre 2016, Samsung rappelle en urgence 2,5 millions de Galaxy Note 7, à la suite d’une série d’explosions de batteries. Quatre mois plus tard, l’entreprise reprend la main et assure avoir revu la totalité des processus de sécurité. Le géant coréen lance alors une campagne de publicité, qui loin de la passer sous silence, met l’accent sur la crise traversée et les améliorations sécuritaires apportées. « Samsung a réussi à recréer un lien de confiance en rassurant sur les erreurs passées », affirme Julien Tahmissian.

Si aux Etats-Unis, Perrier a mis très longtemps à se relever du scandale du benzène retrouvé dans ses bouteilles, les marques résistent généralement bien aux campagnes de rappel. Après avoir vu ses ventes chuter au quatrième trimestre 2016, Samsung a repris la tête des fabricants de smartphones le trimestre suivant, avec 79,2 millions d’unités vendues. Même Volkswagen a bien résisté au « dieselgate ». Après avoir dévissé de la 15e place en 2015 à la 149e en 2016 dans le classement annuel du cabinet Reputation Institute, l’entreprise est à nouveau parvenue à se hisser à la 100e place en 2017 et à réaliser des ventes record.

« Si elle est bien gérée, la crise permet de prouver au consommateur son efficacité et sa transparence », souligne Bérengère Grenier, directrice de clientèle chez Reputation Squad, l’agence spécialiste de l’e-réputation qui avait notamment aidé Findus à gérer le « horsegate ». Pour Lactalis, l’enjeu est particulier sur un marché B to B. « L’entreprise devra contribuer à rendre sa crédibilité à l’ensemble de la filière laitière pour rétablir la confiance », conclut Julien Tahmissian.

Un risque coûteux pour les entreprises
VINCENT BOUQUET
SELON UN RÉCENT RAPPORT D’ALLIANZ GLOBAL CORPORATE & SPECIALITY, LE COÛT MOYEN D’UN RAPPEL DE PRODUITS S’ÉLÈVE À 12 MILLIONS DE DOLLARS, MAIS IL PEUT EN CAS D’EFFET DE RICOCHET SE CHIFFRER EN MILLIARDS.
Après avoir décidé de rappeler toutes les boîtes de lait en poudre pour bébés issues de son usine de Craon, quelle que soit leur date de production –

soit 12 millions d’unités dans 83 pays
– Lactalis est dans le flou. « Nous ne savons pas, à cette heure, quel sera le coût des rappels », avouait son président, Emmanuel Besnier,
dans un entretien paru le 14 janvier dernier dans « Le Journal du dimanche »
.
L’automobile, secteur le plus touché
Selon un récent rapport d’Allianz Global Corporate & Speciality (AGCS), la facture devrait, au regard des scandales passés, être particulièrement salée. Calculé à partir de l’analyse de 367 demandes d’indemnisation faisant suite à des rappels de produits entre 2012 et le premier semestre 2017 (à travers 28 pays et 12 secteurs différents), le coût moyen d’un rappel de produits « conséquent » s’élève à 12 millions de dollars « et des évènements produisant un ‘effet de ricochet’ peuvent coûter des milliards », prévient AGCS.

Au rang des affaires les plus onéreuses, un problème d’airbag

survenu en 2015
sur 60 à 70 millions de voitures produites par 19 constructeurs a provoqué une perte totale de plus de 25 milliards de dollars et
le dépôt de bilan de l’équipementier japonais Takata
en juin dernier. Le rappel par Samsung de 2,5 millions de Galaxy Note 7, à la suite d’
un défaut de fabrication de batterie,
quant à lui, a coûté plus de 5 milliards de dollars en 2016. Et un commutateur d’allumage défaillant
chez General Motors
a entraîné le rappel de 30 millions de véhicules pour plus de 4 milliards de dollars. « Nous assistons à une progression constante des rappels de produits ces dix dernières années. Aujourd’hui, ils atteignent des niveaux record en termes d’ampleur et de coûts », assure Christof Bentele, responsable monde de la gestion de crise chez AGCS.
Parmi les facteurs sous-jacents de cette dynamique qui touche d’abord le secteur automobile (70 % des pertes analysées) puis celui de l’agroalimentaire (16 %), l’assureur pointe le durcissement des réglementations et des sanctions, le développement des grandes multinationales et la complexification des chaînes d’approvisionnement, l’impact des pressions économiques sur la R&D et la production, la sensibilisation croissante des consommateurs et l’influence grandissante des réseaux sociaux.
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